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Morgarten

Publié le par Dimitry Queloz

STREIT, Pierre, MEUWLY, Olivier, Morgarten. Entre mythe et histoire, 1315-2015, Bière, Cabédita, 2015, 112 pages

En Suisse, l’année 2015 est une année de commémorations. Après Marignan, le rapport du Rütli et la fin du service actif de la Deuxième Guerre mondiale, la mi-novembre marque le 700e anniversaire de la bataille de Morgarten. Celui-ci n’a pas échappé non plus à la polémique. Sous prétexte de diverses incertitudes, notamment quant au lieu et au déroulement précis des événements, des historiens et des politiciens de gauche, adeptes de la déconstruction historique, ont remis en cause l’interprétation classique de cette bataille. Morgarten ne serait, selon eux, qu’un incident mineur grossièrement exagéré, voire un mythe inventé ultérieurement pour des raisons patriotiques.

Ce genre d’affirmation prête cependant le flanc à la critique. En effet, comment expliquer dans ce cas qu’un moine pragois, Peter de Zittau, ait mentionné dans sa chronique la bataille de Morgarten en 1316 déjà, soit au lendemain des événements, en donnant nombre de détails, comme le cadre politique dans lequel s’inscrit cette bataille – la lutte entre Louis de Bavière et Frédéric de Habsbourg pour l’accession au trône impérial –, les noms des vainqueurs – les habitants de Schwytz et d’Uri –, le rôle joué par la configuration géographique – le lac – dans la bataille? De plus, de récentes fouilles archéologiques ont permis de mettre au jour divers objets attestant du passage d’une armée au début du XIIIe siècle dans la région. Contrairement à ce que veulent donc bien dire les historiens inspirés par le principe de déconstruction historique, on s’est bel et bien battu à Morgarten le 15 novembre 1315!

En attendant la parution prochaine des travaux sur le sujet du professeur Jean-Daniel Morerod, spécialiste d’histoire médiévale et peu suspect de sympathie partisane pour l’un ou l’autre camp idéologique, voici un ouvrage publié par les éditions Cabédita. La première partie de l’œuvre est écrite par Pierre Streit. En une soixantaine de pages et trois chapitres, ce dernier présente les contextes de l’événement – notamment les contextes politiques régional et international, la géographie particulière des lieux –, la bataille elle-même – avec une synthèse concernant les sources – et les aspects mémoriels qui lui sont liés.

Dans la postface, Olivier Meuwly, historien bien connu du radicalisme suisse, s’intéresse au concept de mythe historique – il souligne la polysémie du mot – et en présente une analyse centrée sur l’histoire suisse. Pour l'auteur, l’histoire est un "élément constitutif du politique". Les historiens interprètent toujours le passé en fonction de leurs tendances idéologiques et de leurs buts politiques. Ce faisant, ils créent des mythes. Les historiens de gauche actuels n’échappent pas à ce travers, bien qu’ils le dénoncent avec insistance chez leurs confrères des autres bords politiques, et ce en dépit du sérieux scientifique avec lequel ils se targuent d'avoir travaillé.

Ainsi, dès le XVe siècle, et surtout au XVIe, "la Suisse invente ses mythes (fondateurs)", dans une période troublée par la violente rupture de la Réforme. Ceux-ci sont réinterprétés, à leur manière, au cours des siècles suivants, par les Lumières, les romantiques, les radicaux. Ces derniers, à la fin du XIXe siècle, alors qu'ils mettent en place les nouvelles institutions politiques de la Suisse moderne, ressentent, notamment face au développement du socialisme, "le besoin de s’ancrer dans un passé plus ancien (…) de penser la Suisse dans sa continuité" et de favoriser la réconciliation avec la Suisse conservatrice vaincue en 1847. Dès lors, "les deux Suisses, celle des Waldstaetten, catholique, et celle des radicaux (protestante) se retrouvaient sous la protection de la Suisse" mythique des origines. A partir des années 1960, les historiens de gauche, influencés par le marxisme, contestataires, souvent farouchement opposés à la société bourgeoise des radicaux, cherchent systématiquement à déconstruire les mythes existants ou ce qu’ils considèrent comme tel. Ce faisant, ils construisent des contre-mythes – donc de nouveaux mythes – dont nombre sont tout autant marqués idéologiquement que les anciens mythes qu’ils cherchent à remplacer.

(© Cabédita)

(© Cabédita)

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